Cash Investigation : Elise Lucet interpelle le patron de Huawei France.
CAPTURE D'ÉCRAN FRANCE 2

Le 17.09.2016 à 12h28 Challenges

Le magazine d’enquêtes de France 2 a fait de l’irruption dans les entreprises sa marque de fabrique. Un cauchemar pour les services de communication.

Valérie Bignon, directrice de la communication de Nestlé, le sait: le précédent Cash investigation, dans lequel Arnaud de Belloy, le patron d’Herta, est retourné sur le gril par Elise Lucet, sommé de s’expliquer sur les nitrites dans le jambon, lui a valu des critiques. Elle assume: « Si on refuse, on donne le sentiment qu’on a quelque chose à se reprocher. On ne peut pas se proclamer transparent et fermer les portes. » Tout plutôt que rejoindre la cohorte de ces dirigeants mutiques, alpagués et coursés par Elise Lucet à la sortie d’un colloque, des vidéos qui font le bonheur de YouTube.

Tableau de chasse

Et ils sont nombreux: Emmanuel Faber (Danone) refusant de jeter ne serait-ce qu’un œil sur la photo, tendue par Elise Lucet, d’une petite Indonésienne famélique ; François Quentin (Huawei France) toisant la journaliste, l’une des plus connues en France, et lui demandant… sa carte de presse ; l’élue européenne Rachida Dati, soupçonnée de conflit d’intérêts avec GDF Suez, l’injuriant: « Je n’ai pas peur de vous, ma pauvre fille. » ; les cerbères de Jean-Pierre Petit (McDonald’s France) mettant la main devant l’objectif…

Hors champ, c’est pire encore: dans le dernier Cash, le 13 septembre, la collaboratrice d’un parlementaire lui conseille discrètement, pendant une pause dans l’interview, d’appeler l’Association nationale des industries alimentaires, autant dire le lobby du secteur, pour savoir quoi répondre. Et, harponnée lors d’un colloque, Ariane de Rothschild se plaint auprès de l’organisateur : « Vous ne devriez pas inviter ces gens-là… » Mises bout à bout, toutes ces séquences sont dévastatrices pour le monde de l’entreprise qui apparaît, globalement, comme fuyant ses responsabilités.

Présomption de culpabilité

« Cash investigation a très mauvaise réputation dans les entreprises », assène Yves-Paul Robert, associé à Havas Paris, appelé par plusieurs d’entre elles pour « les aider à se démêler du filet tendu ». Difficile pourtant d’incriminer la qualité de l’enquête. D’ailleurs, ceux qui ont menacé de représailles judiciaires ont en général capitulé. Non, c’est autre chose qui horripile. « Pour Cash investigation, l’entreprise a, par essence, l’ambition de tromper les gens, de gagner de l’argent et de magouiller le plus possible », estime Yves-Paul Robert. « Elise Lucet est dogmatique, à ses yeux nous sommes des menteurs et des voleurs, abonde la directrice de la communication d’une grande banque. Rien à voir avec l’approche d’Envoyé spécial, auquel nous avons bien volontiers ouvert toutes nos portes. »

Réplique de l’intéressée: « On lance les enquêtes sans a priori, mais quand arrive le moment des interviews, au terme de un an de travail, au cours duquel nous avons mis la main sur des documents confidentiels, interrogé des experts, des « gorges profondes », etc., alors oui, on a des convictions, mais des convictions journalistiques, pas politiques. On n’est pas antientreprise. » A ceux qui lui reprochent de confondre ce qui est moralement et légalement condamnable, elle répond que ce sont les entreprises elles-mêmes qui, sur leurs sites Internet, revendiquent des valeurs et se placent sur le terrain moral.

Stratégies d’évitement

Lorsque Cash investigation est créée, en 2012, huit émissions sont enregistrées d’emblée. Personne ne se méfie et Elise Lucet, la présentatrice sympa du 13-Heures, est accueillie à bras ouverts. Après les diffusions, ça se corse. Les entreprises déploient des stratégies d’évitement, jouent la montre, appellent à la rescousse des cabinets de communication de crise. Publicis concocte même un guide destiné aux responsables digitaux, Réagir face à Cash investigation. Et le magazine Stratégies livre les cinq points-clés pour éviter les mises en scène peu flatteuses pour les entreprises.

A Danone, on garde un souvenir cuisant du lâcher de ballons gonflables équipés de caméras GoPro devant les fenêtres du bureau d’Emmanuel Faber afin d’attirer son attention. Tout patron qui refuse de la recevoir court le risque de voir surgir Elise Lucet lors d’un déjeuner, d’un colloque, d’une AG, sortant du siège de son groupe… « Il y a zéro effet de surprise, insiste-elle. Avant d’en arriver là, nous avons contacté et relancé plusieurs fois l’entreprise. Se faire envoyer bouler n’a rien de satisfaisant, car cela ne nous donne pas les réponses à nos questions. Nous devons aux spectateurs qui paient la redevance de chercher les réponses, y compris si on n’a pas envie de nous les donner. L’idéal, c’est l’interview en bonne et due forme. »

Cash investigation sans ces morceaux de bravoure, vraiment? « Bien sûr, insiste Laurent Richard, cocréateur de l’émission. Elle sera meilleure si on arrête de courir derrière les entreprises, on n’a pas besoin de cela pour intéresser les spectateurs. » Alors, est-il donc si difficile de répondre? « On a préféré ne pas être présomptueux, on s’est dit qu’on n’arriverait pas à convaincre, explique-t-on dans un groupe d’agroalimentaire. Il faut être une bête de scène, car Elise Lucet est très forte pour vous faire sortir de vos gonds. »

Fact-checking en direct

Montrée du doigt dans l’affaire des comptes offshore, la Société générale n’a pas voulu exposer son patron, Frédéric Oudéa, mais a cru pouvoir s’en tirer en donnant par écrit, dit-elle, « tous les éléments de réponse » aux questions posées. Insuffisant, rétorque Elise Lucet: « On fait de la télé et face à un e-mail on n’a aucun droit de suite. » Disons que ça le complique.

Total, Engie, Microsoft, PSA, Monoprix… La nouvelle tendance est toutefois de répondre. Lors des tournages, tout est filmé, de l’arrivée au départ, car « on est très surpris des moments de vérité avant ou après l’interview », insiste Elise Lucet. En outre, celle-ci est munie d’une oreillette reliée à une équipe qui, en coulisses, assure le fact-checking en direct des réponses apportées. « Nous ne sommes pas des professionnels de la télé, elle nous assène des études, on se fait piéger, le rapport de forces est par nature très déséquilibré », estime Valérie Bignon. « Comment ça, déséquilibré ? sursaute Elise Lucet, éclatant de rire. A priori, c’est tout de même moi qui ai moins d’armes! » Cash investigation vient de solliciter Nestlé sur l’huile de palme. « On répondra. Comme sur le jambon », assure Valérie Bignon.

Véronique Groussard Journaliste